En 1993, Guy Robert, le Fondateur du Musée d’Art Contemporain de Montréal, consacre une analyse approfondie de l’œuvre de Charles Carson…
MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DE MONTRÉAL
Guy Robert (1933 – 2000)
Fondateur du Musée d’art contemporain de Montréal en 1964, dont il fut le premier directeur-conservateur. En 1993, Guy Robert consacre une analyse approfondie de l’œuvre du peintre Charles Carson et, dans son analyse, décrit remarquablement le «Carsonisme».
« … Carson donne au tableau une profondeur particulière, bien plus fascinante que la plus habile maîtrise des systèmes les plus savants de perspective. »
« …La découverte d’une telle œuvre, comme celle de Carson, ne peut qu’éveiller frémissements et parfums d’un printemps tant attendu! »
Guy Robert fait des études classiques en 1955, obtient une maîtrise en littérature de l’Université de Montréal, en 1962 sur l’œuvre d’Anne Hébert. Il fait également un doctorat en esthétique à l’Université de Paris en philosophie et histoire des arts; sa thèse sera publiée en 1984 sous le titre Art et non finito. À partir de 1960, il est professeur dans plusieurs institutions dont notamment le Collège Sainte-Marie, l’École des beaux-arts, l’Université de Montréal, l’Université du Québec à Trois-Rivières et la Carleton University, à Ottawa. Il a été est également critique et historien en littérature et en art et a participé à plus de 500 émissions de radio ou de télévision ainsi qu’à des films.
Fondateur du Musée d’art contemporain de Montréal, en 1964, dont il est le premier directeur conservateur, il a été également directeur du Symposium international de sculpture de Montréal en 1964 et en 1965, puis il a organisé l’Exposition internationale de sculpture moderne à l’Expo 67, et d’autres manifestations comme la rétrospective M.-A. Fortin au Musée du Québec en 1976.
Membre de comités d’acquisition du Musée du Québec et du Musée d’art contemporain de Montréal; il est aussi membre de jurys d’expositions et de concours et organisateur d’expositions rétrospectives dont celles de Rouault, Lardera, Roussil. Il est membre de l’Association internationale des critiques d’art depuis 1963, et de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois à partir 1977.
Il a publié une soixantaine de livres et quantité d’articles, Il a édité des ouvrages d’art, de poésie, et des livres d’artistes ornés d’estampes originales. Parmi ses livres les mieux connus, on note des études sur Riopelle, Pellan, Borduas, Dallaire, Fortin, Lemieux, Dumouchel, Bonet, Carson ; des documents sur l’École de Montréal, l’Art au Québec depuis 1940, la Peinture au Québec depuis ses origines, l’Art actuel au Québec; des essais sur la littérature québécoise. En esthétique: Connaissance nouvelle de l’art, Le su et le tu, Art et non finito.
Il a été membre de la Commission sur la politique culturelle fédérale en 1979-82, de la Commission canadienne des biens culturels, et il a reçu le Grand Prix littéraire de Montréal.
Guy Robert, rapport d’analyse sur l’œuvre de Charles Carson/1993Le «CARSONISME» Un des grands débats qui animent le domaine de la peinture au vingtième siècle s’étale incontestablement dans la bruyante querelle entre l’abstraction et la figuration. Après des débuts nettement marginaux, l’abstraction en est venue à s’accaparer presque toute la scène des expositions, au cours des décennies 1950 et 1960, et cela en bonne partie grâce à ses nombreux courants, géométrique, tachiste, gestuel, lyrique, informel, optique, minimaliste et autres.Puis ce vaste mouvement s’est affaibli de son propre poids, s’est épuisé de sa propre tyrannie (je disais même: terrorisme), s’est démodé comme c’est le sort de toute mode, et la figuration s’est enfin remise de sa déroute en retrouvant un nouveau souffle, plus puissant et plus varié que jamais.Pourtant, bien des artistes se sentaient mal à l’aise dans ce débat belliqueux, et préféraient poursuivre leurs travaux sans s’encombrer de telles querelles théoriques, partisanes, d’idéologies souvent teintées de politique. Comme le peintre canadien Riopelle, par exemple, déclarait sans ambages, il y a plus de 25 ans, qu’il n’était pas un peintre abstrait, mais plutôt une sorte de paysagiste, à sa manière qui proposait de la forêt une vision personnelle, une version intériorisée d’où surgiront d’ailleurs autour de 1970 des hiboux et tout un bestiaire.C’est à tout cela que j’ai aussitôt pensé en voyant des tableaux de Charles Carson, dont la démarche se distingue nettement de celle d’un Riopelle en ceci précisément qu’elle se dresse à la frontière entre abstraction et figuration, se glisse dans le champ de rencontre de ces deux plans en évitant sagement de les opposer ou d’en faire des frères ennemis telle qu’on la connaît dans notre tradition culturelle occidentale, mais en la réduisant à son débat fondamental entre ligne et couleur, abstraction et figuration, structure et événement être et paraître, substance et frivolité: autant de profils de l’inéluctable débat entre l’esprit et la chair, qui demeure le lot à la fois sublime et frustrant de notre humaine condition, sans jamais trouver de réponse finale.» «Je mets dans mes tableaux tout ce que j’aime, et tant pis pour les choses, elles n’ont qu’à s’arranger entre elles. Le tableau n’est pas pensé ou fixé d’avance. Pendant qu’on le fait, il suit la mobilité de la pensée. Et fini, il change davantage, selon l’état de celui qui le regarde. Un tableau vit ainsi sa vie, comme un être vivant, et ne vit que par celui qui le regarde». Picasso, 1935. En ma qualité d’expert mon impression initiale, en observant avec grand plaisir un ensemble important des œuvres mêmes de l’artiste Carson, en fut une de fraîcheur, de dynamisme, de rythme: fraîcheur et vivacité de la palette, dynamisme et variété des compositions, rythme qui anime chaque segment des œuvres, un peu comme dans le meilleur jazz, où le sens de l’improvisation dilate merveilleusement la structure instinctive de la mélodie et l’anime de sa syntaxe syncopée, – où, si l’on préfère, comme dans les sonates de Scarlatti et les concertos de Vivaldi, où variations et modulations fondent à la fois l’ordonnance et les subtilités de l’œuvre. Inutile d’ajouter que, dans l’état de morosité généralisée et quelque peu morbide qui persiste depuis trop longtemps, dans le domaine de l’art et de son marché comme ailleurs, la découverte d’une telle œuvre ne peut qu’éveiller frémissement et parfums d’un printemps tant attendu! |
Autre aspect qui m’a aussitôt attiré: le créneau stylistique où œuvre l’artiste, à la bienheureuse frontière entre la figuration et l’abstraction, où il semble bien à l’aise pour laisser d’un côté jaillir l’élan de son expression avec spontanéité, voire impétuosité, et d’un autre côté offrir des «pistes » variables de lecture des tableaux conduisent principalement vers des motifs familiers de l’inépuisable Nature (oiseaux et poissons, fleurs ou fruits, ciel et eau, végétation et saisons), sans pour autant éliminer la présence humaine, ne serait-ce qu’en ombres et profils comme dans le remarquable Cirque de Shanghai, où des masques énigmatiques tiennent compagnie à des acrobates sur vélo parmi des explosions de dragons et autres tourbillons d’apparences. C’est tout le mystère de l’Orient qui s’y trouve évoqué dans ses paradoxes enluminés,- à moins que l’on préfère emprunter quelque autre piste, celle par exemple du conseil que donnait jadis le vénérable Léonard de Vinci à d’hypothétiques apprentis sorciers du bel art de peindre: qu’on prenne donc la peine de regarder attentivement les crevasses et pierres maculées d’un vieux mur, et on y découvrira bientôt des paysages de rêves, de légendaires champs de bataille, des visages bizarres, des personnages et choses d’une telle variété qu’elle ne s’arrêtera qu’aux limites de l’imagination de chacun! Depuis, sa recherche est axée davantage sur la juxtaposition et la superposition des couleurs, en somme, Carson semble peindre avec grande spontanéité, sans idée préalable ou bien arrêtée, comme porté et inspiré par le simple bonheur de jongler avec formes et couleurs. Est-ce pour davantage protéger cette spontanéité, cette impétuosité première qu’il utilise les pigments d’acrylique et la spatule, plutôt que le procédé à l’huile dont l’onctuosité incite le pinceau aux langueurs des retouches et autres repentirs? Tranchant de la lame dans le vif de la pâte, Carson lance sur la toile blanche la danse rapide et nerveuse de sa main. Sous le souffle enthousiaste de ce langage pictural, une autre surprise nous attend, celle d’une sorte de jeu du regard, attiré, intrigué par des formes d’allure ambiguë, qui se prêtent à diverses interprétations, selon le hasard des associations et la fantaisie de l’imagination. Ainsi devant les tableaux de Carson: surgissent par exemple le grand panache et la tête relevée d’un chevreuil de quelques taches sombres étalées dans un fond marin, où s’éclipsent alors les poissons qui attendent patiemment la sympathie de notre regard pour réapparaître. Ce va-et-vient s’articule sur l’ambiguïté féconde où se place l’artiste, à la frontière figuration-abstraction soulignée précédemment, et qui donne au tableau une profondeur particulière, bien plus fascinante que la plus habile maîtrise des systèmes les plus savants de perspective, d’autant plus fascinante qu’elle fait du tableau un lieu de rendez-vous, d’exploration qui conduit à de nouvelles associations, découvertes, interprétations, en partie différentes pour chacun, et pour la même personne d’un jour à l’autre. Par le fait même le tableau, au lieu de se vider de toute sève après quelque temps, entretient sa vivacité et sa fraîcheur par ce jeu qu’il propose d’y chercher de nouvelles apparences, des échos différents, d’inédites saveurs. Et par ce jeu, la peinture redevient une fête pour l’œil, une provocation pour l’imaginaire, un velours pour la rêverie. Sous la spatule, les couleurs ont glissé l’une sur l’autre, mais sans se figer définitivement dans le pigment séché. Une fluidité y reste frémissante, sous le dynamisme de la composition, souvent articulée en dominante de diagonale ou de tourbillon. |
«Donner à voir» Peindre n’est pas copier, ni reproduire. Peindre, c’est évoquer comme chez Cézanne, ou célébrer comme chez Rubens, voire fustiger comme chez Francis Bacon. Mais peindre, c’est surtout faire apparaître, révéler, «donner à voir», selon le beau titre d’un recueil de poèmes d’Éluard publié en 1939. Et devant le tableau, nous cherchons cette apparition, nous faisons sa découverte, nous répondons à l’invitation de «voir», au-delà des apparences et des styles, des cultures et des époques, l’œuvre dans sa propre révélation au sein de notre imaginaire, qui l’accueille et s’en nourrit, en jouit. Voyons un peu cela dans l’œuvre de Charles Carson, qui accorde à la Nature une place capitale. La Nature est comme un dictionnaire «La Nature n’est qu’un dictionnaire», répétait volontiers Delacroix, du moins selon ce qu’en écrit Baudelaire dans son Salon de 1859 où ce grand poète, qui fut le meilleur critique de son époque, poursuit en établissant une distinction radicale entre les artistes imaginatifs, qui trouvent dans ce dictionnaire «les éléments qui s’accordent à leur conception et leur donnent une physionomie toute nouvelle», et les peintres sans imagination qui «copient le dictionnaire» et tombent ainsi dans «le vice de la banalité». En regardant les œuvres de Carson, on sent tout de suite qu’il sait utiliser ce dictionnaire de la Nature avec inspiration et originalité. Des signes inépuisables Baudelaire l’a magistralement dit dans son célèbre sonnet des Correspondances: La Nature fait à l’homme des signes et l’invite à pénétrer dans ses «forêts de symboles» où «les parfums, les couleurs et les Sons se répondent». Chacun perçoit ces signes a sa façon, différemment d’ailleurs selon la compagnie ou les circonstances, l’âge, la conjoncture, les saisons et les lieux, les états d’âme. Et tout particulièrement un artiste comme Carson, qui s’en nourrit, en tire les sucs qu’il transforme, dans l’alambic de son imagination, en émotions, intuitions et visions dont il construit ses œuvres. Une très grande partie de l’art de notre siècle semble s’éloigner de la Nature, lui tourner le dos en lui préférant les voies de l’abstraction. Il y a là un malentendu, qui exagère l’importance et dévie le sens de ce vaste mouvement, dont la mode s’est d’ailleurs fatiguée de son propre poids et de ses abus. On oublie par exemple que la démarche plastique d’un Mondrian s’appuie sur la schématisation de l’arbre, que les grands gestes d’un Jackson Pollock évoquent des nébuleuses spirales, et que Riopelle rejetait la bannière de l’abstraction en se ralliant a celle du paysage – bien sûr différent de ce qu’il était chez Ruysdael ou Suzor-Côté! Sa propre réalité Que proposait un Riopelle dans ses tableaux mosaïqués des années 1950, sinon une vision personnelle et enthousiaste de ses excursions en forêt ou sur les glaciers, de ses voyages de chasse ou de pêche ? La Nature y vibre en effet de partout, et un peu plus tard, à partir de 1968, en surgira tout naturellement un bestiaire, bientôt dominé par les hiboux. La démarche de Charles Carson se distingue de celle d’un Riopelle en se glissant à la frontière entre abstraction et figuration, dans leur champ de rencontre. On évite ainsi la vaine querelle qui les oppose si souvent, ou plutôt on réconcilie les deux credo, comme le montrent les tableaux reproduits au fil de ces pages et qui nous proposent leur propre «réalité», celle de la vision personnelle de l’artiste.
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Un conseil de Léonard de Vinci Le réel dépasse indéfiniment ses apparences, et ce que nous en percevons est étroitement limité par nos sens et par notre imagination. C’est sans doute pourquoi Léonard de Vinci conseillait a tout apprenti peintre de bien observer des choses aussi triviales que des murs décrépits ou des vieilles pierres on pourrait y découvrir des montagnes ou des rivières, des visages ou des scènes bizarres, toutes sortes de formes incroyables. Charles Carson remplace les vieux murs par des compositions très colorées, d’allure abstraite, et qui proposent déjà des pistes de lectures : profils d’arbres ou de personnages, têtes esquissées d’oiseaux ou de poissons, – bref, une peinture complice de la Nature, et qui nous invite à imaginer. Nature et abstraction complices Nous avons déjà souligné certains éléments de l’œuvre de Carson : selon l’heureuse expression d’Éluard, Carson «donne à voir», en glissant des échos empruntés au vaste dictionnaire de la Nature dans la texture frémissante et vibrante de ses fonds. Spontanéité et dynamisme Charles Carson peint en toute spontanéité, porté et inspiré par le bonheur de jongler avec formes et couleurs. Pour protéger son impétuosité, il préfère utiliser l’acrylique et la spatule, plutôt que les pigments à l’huile dont l’onctuosité incite le pinceau aux langueurs des retouches et repentirs. Tranchant de la lame dans le vif de la pâte, il lance sur la toile blanche la danse rapide et nerveuse de sa main, par touches étalées presque toujours en diagonale ou en large ellipse. Et il s’en dégage aussitôt une impression de fraîcheur, de dynamisme, de rythme : fraîcheur et vivacité de la palette, dynamisme et variété des compositions, rythme qui anime et muscle son langage plastique. Une évasion de la morosité ambiante Devant la fraîcheur, le dynamisme et le rythme des œuvres de Carson, on penserait au meilleur jazz, où le sens de l’improvisation dilate merveilleusement la structure de la mélodie et l’innerve de sa syntaxe syncopée. On pourrait tout aussi bien évoquer les sonates de Scarlatti ou les concertos de Vivaldi, où les variations et modulations fondent à la fois l’ordonnance générale et les menues subtilités de l’œuvre. Un jeu du regard Le langage pictural de Carson propose une sorte de jeu du regard, en l’attirant et l’intriguant par des formes ambiguës, qui se prêtent à diverses interprétations suivant le hasard des associations et la vivacité de l’imagination. Une harmonieuse énergie L’impression de fraîcheur et d’énergie qui se dégage des tableaux de Carson vient en partie de l’éclat et de la pureté des couleurs, harmonisées dans leur juxtaposition rythmée et aérées par des interstices de blanc. Une fête pour l’œil Et ainsi le tableau redevient «une fête pour l’œil», selon l’idéal de Delacroix, et entretient l’intérêt par le jeu qu’il propose d’y chercher de nouvelles associations de motifs, des échos différents, d’inédites saveurs. Pourquoi un autre « isme »? Il y aurait encore beaucoup à dire, mais nous devons nous arrêter ici, sur une dernière question, celle du style de peinture et de la forme d’écriture picturale de l’artiste. Aucun siècle n’a connu autant d’agitations et de mouvements que le nôtre, dans tous les domaines, sociaux, politiques, économiques, scientifiques ou esthétiques. Pourquoi alors ajouter un nouvel «isme» à une cacophonie déjà bien indigeste, à ce labyrinthe assourdissant ? Ce nouvel «isme» celui du Carsonisme, par l’unicité de son écriture picturale, a la particularité de ne concerner qu’un individu. Hélas, ou plutôt bien heureusement, aucune étiquette des «ismes» bien connus dans la pagaille de l’art contemporain ne semble pouvoir y adhérer, et je devrai donc me résigner, d’ailleurs avec grand soulagement, à nommer ce mouvement : le carsonisme! |